J- Thélème

On sait que Gargantua fait construire de toute pièce une abbaye (voir 1-52/58) pour récompenser un moine de l’abbaye de Seuilly : frère Jean des Entommeures, qui l’a bien aidé dans sa guerre contre Picrochole. Cette abbaye est connue sous le nom d’abbaye de Thélème car « Gargantua lui offrit tout son pays de Thélème, le long de la Loire, à deux lieues de la grande forêt de Port-Huault  » (1-52) ; « Le bâtiment était de forme hexagonale (…). La Loire coulait au nord …de grands canaux qui tous conduisaient à la rivière passant sous le logis » (1-53).

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Forêt de Chinon ou de Port-Huault (août 209)

Voilà les seules indications précises que nous donne Rabelais. Est-il possible, à partir de ces indications, de situer ce lieu utopique, dont les magnifiques bâtiments évoquaient, pour les contemporains de Rabelais, le château de Bonnivet (16ème) dans le Poitou ?

Rabelais. abbaye de Thélème
Abbaye de Thélème

Généralement les spécialistes de Rabelais placent cette abbaye dans « le pays de Thélot » qui se trouve au nord du château d’Ussé, entre l’Indre et la Loire, dans un lieu sauvage, situé à l’île Saint-Martin et c’est ce nom de Thélot qui aurait suggéré à Rabelais le nom de Thélème.

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La Loire à L’Île-Saint-Martin (sept. 2009)

Mais, d’une part, Rabelais n’avait aucune raison particulière (sauf erreur de ma part) de connaître ce coin perdu, qui, d’ailleurs, s’appelait à son époque Télot (sans le th) et qui était couvert d’une épaisse chênaie défrichée seulement au 17ème siècle ; d’autre part, la Loire, à cet endroit, se trouve à moins de 2 km de la lisière nord de la forêt de Chinon, qu’on appelait au 16ème siècle la forêt de Port-Huault (au nord d’Azay-le-Rideau, là où l’on franchissait l’Indre quand on allait de Chinon à Tours).

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                                                                  Plan de la région de l’île-saint-martin

De plus, pour Rabelais, ce nom de Thélème vient du grec θελημα (thelema) qui signifie  volontédésir et il est surtout à mettre en relation avec le Fais ce que tu voudras qui était la seule règle de cette abbaye (1-57).

Que l’on me permette donc de faire une autre hypothèse.

 Il me semble logique que Rabelais se soit situé par rapport à Chinon et donc par rapport à la lisière ouest de cette forêt ; si l’on regarde ce qui, au bord de la Loire, se trouve à deux lieues (8 km) de cette lisière, on arrive au nord d’Avoine, près de Port Boulet (commune de Chouzé sur Loire), où l’on franchissait la Loire pour rejoindre Bourgueil.

Nous pouvons déjà noter que Rabelais connaissait bien cette région : il cite Chouzé, Varennes et Bourgueil dans le ch. 47 de Gargantua ; son père possédait des propriétés à Chavigny-en-vallée (commune de Varennes, à l’ouest de Chouzé) ainsi qu’au Gravot (commune de Bourgueil) (voir Dans le Véron et la forêt de Chinon). Il est donc très vraisemblable que Rabelais soit souvent passé dans cet endroit.

Chinon. Quinquenays 07
Le Quinquenais

Mais surtout, allons sur les hauteurs de Chinon, dans le quartier du Quinquenais, où le père de Rabelais possédait une vigne et que Rabelais cite souvent car il devait sans doute y aller avec grand plaisir, comme Pantagruel qui, dans le Quart Livre, s’écrie au milieu de la tempête : « Plût à Dieu  que je fusse maintenant à Quinquenais » (4-45).

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Le sud, vu du Quinquenais
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Le nord, vu du Quinquenais

Ce lieu est encore aujourd’hui planté de vignes. Que voit-on au loin ? Au sud-ouest : la vallée de la Vienne et, à une dizaine de km, Cinais, Seuilly et la Devinière. Au nord-ouest : la vallée de la Loire et, à une dizaine de km, la centrale nucléaire d’Avoine, qui se trouve juste à côté de Port Boulet.

Par rapport à Quinquenais cette centrale est donc quasiment symétrique de l’abbaye de Seuilly.

Il me semble donc fort plausible que Rabelais, ait situé là cette abbaye de Thélème.

En opposition symétrique à l’abbaye de Seuilly, où évidemment frère Jean ne faisait pas ce qu’il voulait et où le prieur le menace de prison pour avoir troublé le service divin (1-27) se trouverait ainsi cette abbaye idéale, créée au gré de frère Jean et interdite aux « hypocrites, bigots (…) scribes et pharisiens (…) » (1-54).